Peut-on se lasser d’un « je t’aime » ?
Cette phrase entendue lors d’une réunion – eh oui, les psys ont de drôles de thématiques de réunion – m’a donné envie de poursuivre un peu la réflexion.
« Parler de l’amour est trop facile, ou bien trop difficile. Comment ne pas verser soit dans l’exaltation, soit dans les platitudes émotionnelles ? »[1] Me voilà donc prévenue par Paul Ricœur – je me hasarde sur un terrain miné. J’en ai conscience d’ailleurs, et ne pense nullement produire une œuvre magistrale et philosophique !
La sensation d’être aimé peut nous donner des ailes, l’impression qu’on pourrait franchir des montagnes. Qui ne désire pas être aimé ? 
Nous savons tous qu’un enfant privé d’amour dans ses premiers mois ne peut pas se développer en temps qu’être humain. Vers la fin des années 1940, René Spitz a décrit le concept d’hospitalisme, observé sur des nourrissons élevés en institution, et donc privés d’amour parental. Malgré des soins nutritionnels et médicaux adaptés, ces enfants montraient un tableau dépressif avancé, un arrêt de leur développement, et même une régression dans les acquis intellectuels et moteurs.
L’amour est le premier lien que l’individu développe, normalement dès sa naissance. Amour- attachement d’abord, entre parents et enfant, puis amour-amitié quand l’enfant se socialise, puis amour-désir quand l’enfant devenu adolescent « tombe en amour ». Cette expression utilisée dans les pays anglo-saxons et au Québec laisse présager d’un chemin qui n’est pas forcément de tout repos….
« L’amour est enfant de Bohême, il n’a jamais connu de lois »[2], et comme « la vie de Bohême se vit sans façons »[3], l’amour vous tombe dessus sans qu’on s’y attende, l’amour se moque des convenances, de l’âge, du genre, du pays, de la couleur – personne ne peut juger une relation d’amour qui ne serait pas « comme il faut » parce qu’elle n’est pas comme les autres. L’ouverture de l’espace par le numérique nous offre un accès sans frontières au domaine des sentiments, avec les dangers d’un espace virtuel et masqué. On ne peut pas ignorer que des adolescents peuvent rencontrer des prédateurs, que des femmes vulnérables peuvent envoyer des fortunes à des escrocs, qu’au nom de l’amour des lois morales peuvent être transgressées sans sanction ou répression. A nous d’être vigilant et de ne pas se laisser prendre : on flatte votre ramage et votre plumage, mais n’oubliez pas « tout flatteur vit aux dépends de celui qui l’écoute » – nous devons savoir distinguer sentiments virtuels et réalité sentimentale. Un amour web-médié ne peut se concrétiser que par la rencontre de deux humanités.
« Si tu m’aimes, je me fous du monde entier » chante Edith Piaf. Vraiment ? Au début de l’histoire, dans la phase de cristallisation chère à Stendhal, l’état d’amour est certes idéal – je l’aime, il m’aime, nous sommes tous les deux dans notre bulle, rien ne peut nous atteindre. Et puis viennent les doutes – m’aime-t-il vraiment ? N’en aime-t-il pas une autre ? Et moi, est-ce que je l’aime vraiment ? Suis-je digne d’être aimée ?
On en vient à « Si tu l’aimes dis-lui, qu’elle est la femme de ta vie »[4] – l’amour est plus fort avec des mots et des preuves – « l’amour est un bouquet de violettes »– cela rassure, cela (ré)conforte.
Chacun d’entre nous a besoin de recevoir – et de donner – des preuves d’amour. Pas forcément à un compagnon, d’ailleurs – ça peut être des preuves d’amour- amitié, d’amour-bienveillance – des mots gentils, des actes de lien avec son entourage, ses voisins de palier, ses collègues, son animal de compagnie …Les pensées se devinent rarement, les actes tangibles demeurent le meilleur moyen de témoigner à quelqu’un sa gratitude, son admiration, son amitié, ou son amour. Tout le monde n’est pas à l’aise avec le langage et le langage n’est pas toujours entendu ou entendable. Ainsi, « Si les objets inanimés qui rendent un son, comme une flûte ou une harpe, ne rendent pas des sons distincts, comment reconnaîtra-t-on ce qui est joué sur la flûte ou sur la harpe? Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat? De même vous, si par la langue vous ne donnez pas une parole distincte, comment saura-t-on ce que vous dites? Car vous parlerez en l’air. »[5] Pensons au destinataire du message autant qu’au sens qu’on veut lui donner.
« Quand on a que l’amour, Pour vivre nos promesses, Sans nulle autre richesse, Que d’y croire toujours ». L’amour donne des ailes – sans conteste. En écrivant cette phrase, j’ai écrit un lapsus « donne des aides » – un lapsus valide tout autant que la première idée. L’amour de l’autre permet l’ouverture au monde, apporte une richesse à la vie – richesse de sentiments, de ressentis, de sensations, de confiance en soi, de confiance en l’autre. On connaît tous ces paroles de Sartre – particulièrement adaptées à la canicule actuelle – « Alors c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru…Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le grill… Ah! Quelle plaisanterie. Pas besoin de grill : l’enfer c’est les autres. »[6] Qui n’y a pas pensé la semaine dernière dans le métro bondé, dans les embouteillages de départ en vacances, dans la foule des premiers jours de soldes…Mais le même Sartre écrit aussi « C’est là le fond de la joie d’amour, lorsqu’elle existe : nous sentir justifiés d’exister.»[7] Si l’enfer, c’est « les » autres, l’amour d’« un » autre peut être le moteur de l’existence, peut donner l’impression d’enfin avoir une justification à sa vie ; on existe dans les yeux de l’autre avant tout, et quand l’autre vous aime, tout devient plus facile. Un lien d’amour, fondé sur des sentiments et une confiance réciproque, transforme la vie et donne des ailes. Là encore, j’ai envie d’élargir cette notion à l’amour parental, à l’amour amical, à l’amour d’un animal …
Cependant, parfois, le lien se resserre, et devient étouffant. « Si tu m’aimes, ne m’aimes pas » écrit Mony Elkaïm, illustrant ainsi une double contrainte – si tu m’aimes, laisse-moi ma liberté, si tu m’aimes, ne me fais pas souffrir, si tu m’aimes, laisse-moi vivre ! Si tu m’aimes, n’exige pas sans cesse ces fameuses preuves dont je parlais précédemment – si on doit les demander, elles deviennent chantage, monnaie d’échange, rançons, mais certainement plus témoignages sincères et sensibles. L’amour en devient relation comptable, la demande exigence – je t’aime, donc tu « dois » m’aimer
Et l’amour se transforme alors parfois en haine – « je l’ai trop aimé pour ne le point haïr » déclare Hermione à propos de Pyrrhus. Une émotion forte ne peut se transformer qu’en émotion d’égale puissance. Et pourtant, cette haine n’arrive souvent qu’au prix d’une grande souffrance – une victoire pyrrhique, en quelque sorte. La souffrance d’avoir été déçu dans ses espérances, de s’être trompé sur celui ou celle avec qui on pensait avoir établi une relation sûre et durable, d’avoir investi dans quelque chose qui se révèle sans lendemain qui chante, sans lendemain tout court.
Et on en revient à cette idée d’argent, d’investissement- que faut-il investir dans cette entreprise de l’amour ? Pour Ricœur, “Le désir est cette espèce d’esprit d’entreprise qui monte du corps au vouloir, et qui fait que le vouloir serait faiblement efficace s’il n’était aiguillonné d’abord par la pointe du désir” . Quel capital faut-il fournir au départ pour le faire fructifier ? Doit-on chercher à faire des bénéfices, ou simplement à éviter la faillite ? Jacques Lacan disait « Aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » Là où je le rejoins, c’est qu’il est quasiment impossible d’aimer quelqu’un si on ne s’aime pas d’abord. Et s’aimer soi-même, c’est se faire confiance, se juger avec bienveillance, et se considérer comme digne d’être aimé. « S’aimer soi-même est le début d’une histoire d’amour qui durera toute une vie. »[8]
[1] Ricoeur, P., (2008), Amour et Justice, Paris, Points Essais.
[2] Carmen, Bizet
[3] « C’est la vie de Bohême », Bourvil, George Guétary
[4] Elsa, T’en va pas
[5] 1ère Epître de Paul aux Corinthiens
[6] Jean-Paul Sartre, Huis Clos
[7] Jean-Paul Sartre, L’être et le Néant
[8] Oscar Wilde, Phrases and Philosophies for the Use of the Young (1894)
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